Aussi loin qu'il s'en souvienne. Elle avait toujours été là. Belle et souriante. Pleurant parfois pour une égratignure sur son genou. Il suffisait alors qu'il lui tende une pâquerette toute blanche pour revoir un petit soleil dans ses yeux. Elle l'avait toujours regardé ainsi, avec des milliers d'étoiles dans les prunelles. Avec un amour débordant. Avec une compréhension muette. Avec cette chaleur communicante. Jusque dans ces années de tourmentes. Jusque à ce couple qui les maltraitait de plus en plus et dont ils supportaient inlassablement tous les coups. Tous les soirs, ils se réfugiaient dans les bras de l'un et de l'autre pour retrouver ce doux sentiment qui leur manquait tant. De simples caresses sur les cheveux. Quelques baisers innocents sur les joues. Des mots doux et réconfortants murmurés dans le creux de leurs oreilles. Et ces bras toujours plus forts pour se sentir à l'abri des autres.
Oui, aussi loin qu'il s'en souvienne, elle était toujours là. Petite image chérie, regorgeant de sensations, les unes plus douces que les autres. C'était bien la seule chose dont il se souvenait vraiment à bien y réfléchir. Oui, elle... et cette douleur horrible qui perçait mille fois son flanc droit. Une souffrance qui lui fit ouvrir les yeux en grand, un cri sur le bord de ses lèvres. A chaque cahot de la route. A chaque fois que son soi-disant sauveur le tirait dans la boue pour le hisser dans sa charrette.
- Qui...? Où...?- Chut, mon gars! Garde tes forces... Je vais te mettre à l'abri dans ma cabane pour pouvoir te soig...Le vide. Le Néant. Le noir absolu. Jusqu'à ce sourire obsédant qui grandit encore et encore pour s'imposer à lui comme une évidence. Oui, elle était là. Elle serait toujours là pour le chérir, pour le bercer de ses bras doux et chauds. Oui, elle l'aimait comme il l'aimait. Elle ouvrait encore et encore la bouche. Prononçant son nom si délicieusement qu'il était impossible de l'oublier: Rengan. Il s'appelait Rengan. Juste Rengan.
Pendant des jours et des jours, il flotta dans les limbes qui séparaient la vie et la mort. Parfois, il marmonnait en plein délire de fièvre. Souvent, il s'étouffait avec la soupe qu'on cherchait à lui faire boire. Mais jamais il ne se réveillait, préférant les rêves à la triste réalité. Il allait mourir sans se souvenir de son prénom...
Pourtant, un jour, ses paupières papillonnèrent. Démontrant à tous qu'il était bien vivant. Amnésique sur bien des points mais vivant. Avec précaution, il jeta un regard périphérique et découvrit une cabane de chasseur, faite de rondins grossiers comme on peut bien se l'imaginer. Une simple pièce à vivre qui regroupait tout ce qu'il fallait. Un âtre énorme qui réchauffait de son feu de bois, une table avec deux chaises, un fauteuil qui avait mal vieilli. D'ailleurs, celui-ci était loin d'être vide. Une sorte de mi-ours mi-homme dormait à l'intérieur. Poussant les draps qui le recouvraient, il essaya de se lever et poussa un cri de douleur avant de porter sa main sur le bandage serré qui lui couvrait tout le côté droit. Sa main était déjà poisseuse de sang.
- Ah ben voilà! T'as tout gagné, mon pote! C'est r'ouvert maintenant! 'Tain d'merde! Rallonges toi et j'vais voir c'que j'peux faire!Le gaillard du fauteuil était parti aussi vite qu'il était venu. Une vraie tornade ce gars là. Ahuri Rengan ne put que le voir trifouiller dans un pot d'eau fumante pour en prélever avec une pince, une sorte d'aiguille et du fil et attraper du bout des doigts un tissu fin et propre. Enfin propre, il n'y avait plus qu'à prier pour...
- Je m'appelle Rengan... Enfin je crois...
***************
Les mois ont passés. Les bosses et les plaies se sont effacées. Certes pas toutes mais la plupart. Assis sur le billot, au soleil, Rengan regardait Charf remplir sa charrette. Dans la valse de ses doigts, un katana au fourreau noir et blanc tournait inlassablement. Il eut un sourire amusé en voyant le mulet, prénommé Alfred en référence à sa robe couleur de majordome, s'échiner à attraper le coin de la veste de son propriétaire. Le chasseur ne cessait de parler et parler encore. Un vrai moulin. il ne s'arrêtait même pas lorsque son poing s'abattait fermement sur le nez de l'animal pour le rappeler à l'ordre.
- Nan mais franchement, Ren'. Tu d'vrais venir avec moi à la ville! J'suis sûr que tu trouverais du taff là-bas. Nan parce qu'il faut quand même avouer que t'es franchement nul avec les peaux. La chasse, ça va encore mais encore faut-il éviter de trancher les têtes à tout va... parce que sinon tu fais comment pour les vendre, hein? Nan faut qu't'ailles à la ville. En plus, j'connais des types là-bas. J'suis sûr qu'ils sauront quoi faire de toi... Même si ta caboche te semble aussi vide qu'mon dernier tonneau d'bière! Par dessus un tas de fourrure justement, Charf lui lança un coup d'oeil acéré alors qu'Alfred parvenait enfin à ses fins et mâchouillait allégrement le tissu.
- Et puis, mon gars, c'est bien la peine que tu t'accroches à c'katana alors qu't'es à moitié mort si c'est pour rester ici! Encore une fois le barbu hirsute avait mit le doigt dans le mille et Rengan ne put que grimacer pour admettre sa défaite. Baissant ses iris dorés, il contempla l'arme qu'il tenait entre ses mains. Pourquoi tenait-il tant à cette lame? Pourquoi se sentait-il mal à l'aise lorsqu'elle était loin de lui? Encore des questions qui se bousculaient dans son crâne sans qu'il n'y trouve de réelles réponses. Et ses tatouages sur ses mains, sur son ventre? Que voulaient-ils dire? Avaient-ils seulement une signification?
- Je sais, Charf. - Alors arrête de me faire languir comme une pucelle et viens avec moi! Au langage imagé de celui qui l'avait ramassé et soigné, il ne put qu'éclater de rire et acquiescer d'un signe de tête. L'affaire était entendue. Il se rendrait à Yhenko et rencontrerait ces fameux amis.
Ce fut à cet instant que cela se reproduisit. Un picotement dans sa nuque. Une démangeaison devenue presque habituelle. A la limite du quotidien. Cette fois encore, Rengan se sentait observer, de la lisière des arbres, depuis les fourrés. Vivement, il se retourna dans l'espoir d'apercevoir celui ou celle qui l'observait aussi intensément. A chaque fois, c'était la même chose. Une vague impression que devenait de plus en plus pesante. Un fantôme agaçant qui se tenait toujours à la limite de son champ de vision. Evidement, le geste brusque lui arracha surtout une grimace et sa main vint se porter à son flanc droit. Sa blessure venait de se réveiller... Comme si elle ne pouvait complètement guérir. Pourtant, il eut juste le temps d'apercevoir dans la pénombre l'or liquide de deux iris ronds à la pupille étrangement fendue.
- Ca va? - Ouais ouais... Ca va..., arriva-t-il à souffler vers son acolyte, cherchant à le rassurer.
Laisse-moi simplement quelques minutes... ***************
Ce fut sur cette route serpentine et forestière que cela se produisit. Au beau milieu des cahots et de l'interminable discours de Charf. Allez savoir pourquoi il avait choisi cet instant précis. Sans doute en avait-il assez de cette ignorance trouble, de cette invisibilité involontaire.
Même le chasseur en était resté bouche bée. Alfred en avait henni de frayeur et avait manqué partir au galop, les entraînant dans sa cavalcade. Il en avait fallu de peu car même si le barbu en avait la chique coupée, il avait gardé ses réflexes. En Fait, il n'y avait bien que Rengan qui en était foudroyé, qui se noyait sous le trop plein et la violence de ses souvenirs affluents.
Un Tigre Blanc, énorme, venait de sauter sur ce tronc surplombant la route. Cette vision et ce feulement puissant qu'il venait de pousser en leur direction avaient ouvert les vannes de sa mémoire en grand. Complètement perdu dans ces courants fantomatiques, il s'était figé, hors de la réalité.
Il ne voyait plus que sa vie qui défilait à une vitesse folle sous ses yeux. Elle était là. Toujours là. Elle et ses cheveux roses. Elle et son magnifique sourire. Elle et son regard si doux. Si triste. Triste de l'avoir perdu, de le croire peut-être mort. Mort sur ce champ de bataille qui l'avait arraché à elle. Non pas mort. Il lui avait envoyé une lettre. Oui, une missive lui disant qu'il avait été capturé, qu'il s'était échappé, qu'il était maintenant en sécurité dans cette ville... A Quederla. Mais elle n'était pas venue. Sans doute l'armée... Ou pire. Elle n'avait pas reçu sa lettre. Ou pire encore, elle ne voulait plus le voir. Après tout, Elle était sa soeur. Soeur et non amante. Soeur... Une Soeur! Un amour interdit, malsain, dégradant. Désœuvré, il avait accepté de faire partie des Domae, d'être leur garde du corps. Seule chose bénéfique à cette histoire saugrenue commencé par une bagarre de bar, il avait été choisi par son tigre... Un tigre blanc comme la neige. Si pur que ce dernier accepta qu'il le nomme Syr. Il avait eu alors deux choses à chérir. Deux choses pour pallier ce vide cruel: son animal et son katana, dernier présent de celle qui hantait, nuit et jour, ses pensées. Alors il s'était plongé à corps perdu dans ces luttes intestines, ces batailles sanglantes pour le pouvoir. Oeil pour oeil. Dent pour dent. Mais cette loi de Talion lui devenait jour après jour plus détestable. Au fur et à mesure qu'il découvrait l'origine de ces tueries haïssables. Une lutte fratricide qu'il ne pouvait pas comprendre. Qu'il ne voulait pas comprendre. Heureusement, d'autres personnes pensaient comme lui. Heureusement, ils lui permirent de les rejoindre. Pourtant, il était loin d'être heureux. Le vide se faisait toujours plus grand, toujours plus profond. Il n'était bientôt plus qu'un pantin guidé par ses habitudes. Alors, il était parti. Parti en mission. Une excuse pour chercher à la revoir. A lui demander pardon pour ses pensées impures. Peut-être qu'il arriverait alors à la convaincre de revenir avec lui pour la garder près de lui. Malheureusement, il était tombé dans une escarmouche entre deux bataillons ennemis. De quoi lui rappeler de mauvais souvenirs. Pour couvrir la fuite de Syr, il s'était retrouvé contre une demi-douzaine d'hommes armés jusqu'aux dents et extrêmement aguerris. Hélas, il n'avait pas fait long feu lorsqu'ils s'y mirent enfin tous ensemble. Il n'en restait plus que la moitié mais cela avait suffi à son malheur.
Rengan cligna des paupières, se réveillant de son rêve tout éveillé. Le Tigre feulait toujours alors qu'il tournait maintenant en rond sur la route. Secouant sa grosse tête, il les observait souvent, effrayant le pauvre équidé et le chasseur qui fouillait déjà d'un pied frénétique ses couvertures pour sortir son arc et ses flèches. Alors il posa une main sur le bras de son nouvel ami et descendit d'un bond pour courir vers l'animal.
- Ren'! 'Spèce de couillon! Tu vas t'faire bouffer!!! Merde! Merde! Meeeerrddddeuuuuh! Saloperie de flèche à la... Encore une fois, le chasseur ne put finir sa phrase devant le spectacle qui lui fut donner. L'humain et le félin se roulaient sur le sol dans une joie démonstrative. Deux compères venaient de se retrouver.
***************
Un halètement dans la nuit... Le seul bruit palpable dans les ruelles sombres de ce quartier... Soudain, la course folle de souliers battant le pavé de cette rue ténébreuse. Un gémissement de crainte fut très rapidement étouffé. Sans doute que deux mains venaient de l'étouffer en se collant sur les lèvres traitresses. Le nez reprit alors le relais de cette respiration erratique. Dans cette nuit poisseuse, la peur résidait, enveloppait les observateurs de la scène de son parfum suave et acide. Une terreur qui excitait les papilles des prédateurs en chasse. Car oui, il s'agissait bien d'une chasse... D'une chasse à l'homme. Un homme corrompu. Un corbeau maître chanteur. Un oiseau de malheur pour celui qui payait rubis sur ongle pour éliminer la menace qu'il représentait.
Couché sur une pile de larges caisses de bois, Syr attendait patiemment. Ses oreilles rondes étaient braquées vers le fuyard. Celui-ci faisait tellement de bruit qu'il était difficile de le rater. Pourtant, il attendait encore. Ouvrant simplement la gueule pour que sa langue rose et râpeuse s'imprègne de ce parfum délicieux que dégageait ce petit homme pleutre. Sa proie se rapprochait indéniablement. Comme prévu. Il ne pouvait que se féliciter d'avoir admirablement bien choisi son humain. Il lui laissait toujours une part d'adrénaline de sa chasse. Même si cette fois-ci, c'était à lui de faire le guet-apens au lieu de la course poursuite. Après tout, ce n'était que justice de faire cela chacun son tour.
Silencieusement, il regroupa ses pattes puissantes sous son ventre pour bondir sur ce corps beaucoup plus fragile que le sien. L'homme bascula en avant sous son poids. Une différence de près de cent cinquante kilos. Evidemment, il avait poussé un cri de frayeur. Qu'il étrangla bien vite dans sa gorge lorsqu'il sentit les griffes s'attaquer à la peau de son dos. Pour parfaire de le clouer sur place, Syr lui dédia un grognement mauvais. Une fois la proie paralysée, il tourna son immense tête par dessus son épaule pour observer celui qui approchait. Gueule ainsi ouverte, on aurait pu parier qu'il souriait de tous ses crocs comme heureux de sa farce.
Arrivant de sa démarche nonchalante, son katana posé sur son épaule, Rengan prit le temps de flatter le menton de son compagnon de toujours. Juste avant de s'accroupir à côté du pleurnichard qui venait de faire dans sa culotte. S'appuyant sur le fourreau de son arme, l'humain eut un soupir mi-blasé mi-désolé, secouant doucement sa tête de gauche à droite.
- Tsss... Kol... Mon vieux, je crois que tu t'es fourré dans un sacré pétrin...- Ahaaaa... Sauve-moi! Sauve-moi... Je t'en supplie...- Hum... Je ne sais pas, Kol. Vraiment. Tu vois, Messire Crôme, m'a bien payé pour t'éliminer. Faut dire qu'il n'a pas très apprécié que tu le fasses chanter comme ça...- J'te paierai... Je te paierai... le triple! Oui, triple! Si tu me laisses la vie sauve.Rengan coula ses iris dorés vers le supplicié, plein de doutes.
- C'est que c'est une grosse somme dont tu parles. Je ne crois pas que tu aies les moyens de tes ambitions, Kol...- Si... Si, je t'assuuure... Ahaaaaaa.... Les griffes! Les griffes!... Dans ma poche droite. Dans ma poche droite!Encore une fois, l'or changea de direction et se plongea dans celui de son complice. Avec un soupir fataliste, il consentit à fouiller la poche dite. A l'intérieur, il y trouve un morceau de papier plier en tout petit. Délicatement et avec patience, il l'ouvrit pour le lire. Il s'agissait d'un bon au porteur et la somme était bien plus que rondelette. Rengan en siffla entre ses dents, admiratif.
- Et bien... Jamais je n'aurai parié sur ta richesse, mon pote!- Tu vois! Je te l'avais dit... Alors on a un deal, hein? Dis? Ca marche?- Hum... Faut... voir... encore... un... petit... détail...- Oui, oui, dis moi... Je ferai ce que tu demandes...- Sayûki Yakheno... Où est-elle?- Yakheno? Sergent Yakheno?... Ahaaaaaa.... Les griffes! Les griffffffeessss!... Elle est partie! Partie vers Quederla! Oui, Quederla! Chercher son frère. Oui c'est ça! Il s'était fait capturer comme un couillon! Alors dés qu'elle a reçu sa lettre, elle est partie pour le rejoindre. Ca a foutu un beau bordel, d'aill...
La tête de l'ancien soldat rebondit plusieurs fois contre le pavé et dans un son mat, s'immobilisa dans la rigole de la rue boueuse. Avec minutie, Rengan essuya le sang de sa lame sur les vêtements de sa victime. Sans qu'aucune émotion vienne perturber ce travail délicat car il était hors de question de conserver sa lame souillée.
Un feulement rond et doux le tira de sa concentration et le fit sourire.
- Oui... On rentre à la maison.