Je vais essayer de vous raconter ce que je sais d'Haiko, en tentant de préserver et respecter les nombreux secrets de cette personne mystérieuse. Secrets que je connais pas tous moi-même, mais au fil de nos conversations, j'ai pu en apprendre plus sur lui... Ou elle ? Un jour ce doute m'est venu, malgré que tout dans son apparence le désigne pour être un homme.
La dernière fois que j'ai vu Haiko, il avait le visage bariolé de couleurs, et il jonglait, fort habilement, avec un bâton dont les extrémités étaient pourvues de mèches enflammées. Il avait coupé très court ses cheveux sombres pour l'occasion, il portait plusieurs bracelets ornés de grelots, qui tintaient joyeusement à chacun de ses mouvements, et ses vêtements, quoi qu'usagés, restaient originaux, charmants, et assemblés avec goût. J'ai trouvé Haiko très beau. Il possède une grâce qui n'est ni masculine, ni féminine, mais un qui est un mélange équilibré entre les deux.
Il jonglait dans la rue, virevoltait; le bâton enflammé semblait être une extension de son corps. Lorsque les mèches enflammées se furent enfin éteintes, et les quelques spectateurs dispersés, je m'approchai de lui pour lui parler. Je voyais Haiko assez souvent, dans ma ville, mais l'été il disparaissait ordinairement, sans que nul ne sache où il allait, à croire que quelque chose de particulier l'attirais ailleurs, toujours à la même période. Or c'était l'été, et je m'étonnai donc qu'il fut là.
- «
Te revoilà », lui ai-je dit. «
Je suis content de te revoir ici. Resteras-tu quelques jours ? »
Je lui avais avoué sincèrement ma joie de le voir présent, et je m'en sentais vaguement gêné; en fait je me demandais ce qu'il m'avais pris. Il se redressa en essuyant son front où perlait quelques gouttes de sueur, ce qui effaça légèrement le maquillage si exquisement réalisé. Son regard doré croisa brièvement le mien, mais j'avais appris qu'en dehors des moments où il dansait avec le feu, Haiko était plutôt timide et farouche.
- «
Ça me fait plaisir de te revoir aussi » me dit-il en esquissant un sourire. «
Non, je ne reste pas, il faut que je parte ailleurs. »
- «
Haaaa, ce n'est pas grave », m'exclamais-je, et je lui envoyai une claque amicale sur son épaule fine, ce qui lui fit faire un léger bond en avant. «
En attendant, tant que tu es là, veux-tu manger quelque chose ? Tu n'as guère plus que la peau sur les os, une fois de plus. »
Il accepta, ce qui me surpris légèrement, car Haiko est une personne plutôt fuyante, difficile à saisir, qui s’échappe d'entre les doigts comme l'eau. Nous partîmes donc manger ensembles dans l'une des tavernes du coin, et c'est à cette occasion là que j'ai eu l'une de mes plus longues conversations avec lui. Et voici, d'après cette fois là et d'après les autres fois, ce que j'ai pu apprendre de lui.
Haiko naquit lors d'un voyage, dans un train. D'après ce que j'ai compris, il vécut une enfance heureuse; il grandit dans une petite maison au cœur d'une forêt, avec ses parents et ses frères et sœurs. Il n'était pas très riche, mais il l'était raisonnablement, car ses grands parents l'étaient.
Un jour il partit de chez lui, pour une raison que j'ignore et dont il a refusé de me parler. Je ne sais pas s'il est encore en contact avec sa famille, mais je ne crois pas. J'ai l'impression qu'il a tout quitté du jour au lendemain, sans laisser d'adresse.
Par la suite, il a voyagé, et a exercé plusieurs métiers, dont celui de peintre, assistant de médecin, et palefrenier. Je crois qu'il a vécut comme il pouvait, en étant plutôt pauvre, et beaucoup à la débrouillardise, si je peux dire.
Je crois aussi qu'il a perdu une personne qu'il aimait. J'ai plusieurs raisons pour penser cela. De temps en temps, son regard se perd au loin, avec une expression d'une tristesse infinie. J'ai hébergé ce jeune homme quelques fois, et un soir, alors que seules quelques chandelles éclairaient la pièce de ma modeste maison, je l'ai vu sortir un paquet de lettres de sa veste, en déplier une et la relire. J'ai vu briller des larmes dans ses yeux. Aussi je pense que quelques fois, il pense à une personne lointaine ou peut-être disparue.
Il y a aussi cet état dans lequel je l'ai récupéré, au tout début. Ne l'ai-je pas encore raconté ? C'était la première fois que j'ai vu Haiko. C'était un soir d'hiver, je rentrais chez moi d'un pas rapide, je me trouvais dans l'une des rues glacées de la ville. Des flocons légers commençaient à tomber doucement du ciel, en tourbillonnant. Et soudain j'ai vu une masse sombre sur le sol devant moi. Je n'y voyais pas grand chose dans la pénombre, mais lorsque je me suis approché... J'ai d'abord cru à un tas de tissus, puis j'ai vu qu'il s'agissait d'une forme humaine, sous le tissus en question, qui était noir. Je me suis accroupi près de la forme, sans méfiance. Un bras qui semblait blanc, et d'une maigreur effrayante, dépassait du vêtement. Les flocons tombaient doucement et commençaient à parsemer l'étoffe. J'écartai un peu celle-ci et je découvris un visage tout aussi maigre, des lèvres bleuies par le froid. Un souffle léger s'échappait comme une brume blanche de ces dernières. Les paupières aux longs cils noirs de l'inconnu étaient fermées.
Sans perdre de temps, j'ai ramassé le corps frêle et l'ai chargé dans mes bras. Il ne pesait pas bien lourd. Je l'ai porté jusqu'à mon habitation, et tenu d'un seul bras pour ouvrir la porte fermée à clef.
Quelques instants plus tard, j'avais ravivé le feu, et installé le jeune inconnu sur mon lit. J'entrepris alors d'essayer de le réveiller, mais il n'était pas conscient. J'avais remarqué qu'il était pied nus, et que ses pieds étaient pleins de sang et de crevasses. Je touchai son front : il était brûlant. Il avait de la fièvre. Je mis en oeuvre de le soigner, puis je pensai qu'il avait peut-être d'autres blessures ailleurs sur le corps. Je commençai alors à le déshabiller.
Il s'éveilla à ce moment là, soudain, et se redressa d'un coup, en me jetant un regard dans lequel brûlait une flamme farouche, et en serrant ses vêtements autours de lui. De son autre main, il me menaça d'un poignard qu'il avait sorti de nulle part, aurait on dit, d'un geste très vif.
Je levai les mains devant moi pour lui montrer que je n'étais pas armé et ne lui voulais pas de mal.
- «
Du calme, je ne vous veut aucun mal. Je vous ai trouvé inconscient dans la neige. Je ne vous toucherez pas, si vous ne le voulez pas. Je regardais simplement si vous étiez blessé. »
A ces mots, la jeune personne sembla se détendre, je le vis sur son visage. Elle promena un regard hésitant autours d'elle, comme pour voir où elle se trouvais. Pour la mettre à l'aise, j'allai m'affairer à tourner et à assaisonner la nourriture que j'avais mis à chauffer au dessus du feu. Lorsque je me retournai à nouveau, elle s'était endormie.
C'est ainsi qu'Haiko arriva dans ma vie. Je l'ai soigné durant un certain temps, et au dépars, il refusait de manger. «
Je dois me libérer » me dit-il un jour, comme s'il voulait se libérer de son corps et échapper à ce monde. Mais il était encore très malade, aussi ce n'était peut-être que des paroles provoquées par la fièvre.
Pour le reste, je crois que mon jeune ami, ou ma jeune amie, n'appartiens pas à l'une des Familles, et que ce conflit ne le concerne pas. Peut-être parce qu'il vient de loin, ou peut-être parce qu'il est pour la paix; en tout cas je le vois mal prendre part à ce différent, mais qui sait ? C'est une personne qui réagit ou agit de façon inattendue, il est imprévisible.
J'appartiens moi même à la famille Domae, mais si Haiko venait un jour à être dans le camps ennemi de ma famille, je ne pourrais jamais me battre contre lui. Car je dois dire que je me suis beaucoup attaché.
***
C'était le 7 Novembre 2021. Haiko était parti depuis un an. Un membre de sa famille avait retrouvé sa trace à Quederla (un homme grand et baraqué, nommé Barthélémy). Il était venu le chercher et l'avait emmené avec lui quelques temps plus tard. Ils avaient seulement passé Noël avec moi et mon animal de lien, une femelle louve nommé Arta. Puis ils étaient partis. Les reverrais-je ? Me suis-je demandé, alors qu'ils partaient à la nuit, s'enfonçant dans l'hiver glacé. L'hiver m'avait amené Haiko, et il me l'avait égalemment repris. Qu'allais-je faire, moi William Siegfried, à présent que j'étais de nouveau seul ? Me demandais-je en passant ma main dans ma barbe mal rasée. Mais seule la nuit noire ou tourbillonnaient quelques flocons immaculés pouvait me répondre. La lumière de la lampe à huile s'éteignit, et un an s'écoula. Une année entière durant laquelle je ressenti pleinement le vide qu'il avait laissé derrière lui. Il était parti, évaporé,n'ayant pas même laissé son parfum ou une ombre de lui. La pièce principale me semblait glacée en dépit du feu qui m'aida à finir l'hiver. Et puis, le 7 Novembre 2021, quelques coup frappés à ma porte me firent me relever bruyamment dans un raclement de chaise. Je portais mon manteau épais de peau vert. La nuit était tombée depuis plus de trois heures, et ma louve releva la tête, allongée devant l'âtre, sans toutefois bouger. Son poil quelque peu fatigué mais épais en cette saison brillait des lueurs orangées des flammes.
Ma vie avait énormément changé, comme Quederla avait changé également, et pour Haiko aussi tout avait changé. Lorsqu’il enleva le capuchon du vêtement noir qu’il portait, frissonnant et secouant ses chaussures pleines de neige, je vis que ses cheveux étaient désormais tondus, découvrant la forme de son crâne. J’avais un fort bon souvenir de ce qu’ils avaient été auparavant, si longs et fluides comme de l’eau noire. Ce n’était pas tout, son avant-bras gauche portait une marque noire, un tatouage, qu’il ne pourrait probablement jamais effacer. Je n’ai pas bien pu distinguer ce qu’il pouvait représenter, parce qu’il le dissimula, baissant la manche de sa chemise aux fines rayures bleu, ses gestes toujours aussi vifs qu’auparavant. Moins maigre que par le passé, il n’était cependant toujours pas bien épais. Cette fois, me dis-je en souriant, il était venu par ses propres moyens. De son plein gré et en bonne santé. Qu’est-ce qui pouvait donc l’amener à Quederla ? Lorsque je lui posai cette question, il me répondit :
- «
J’avais laissé une partie de moi ici. »
Lui ayant fait enlever son manteau, je constatai qu’il était toujours autant difficile de déterminer si mon ami était une fille ou un homme.
Il m'avoua avec ce petit sourire un peu tordu ou étrange qui est le sien, sans me regarder, qu'il n'était plus seul désormais. Je vis que son regard se portait alors inconsciemment vers son avant-bras, là où j'avais vu le tatouage. C'était donc la raison de celui-ci. Je compris que mon jeune ami était amoureux. Ou amoureuse ? Je me posais toujours cette question, en comprenant toutefois qu’il aurait été indélicat de la formuler. En tant que fille, Haiko serait donc homosexuelle, l’accepterait-elle entièrement ou cela lui poserait-il des problèmes avec sa conscience en la tourmentant ?
- «
Je ne sais pas pour combien de temps, mais cette fois j’ai le sentiment que nous restons. »
Je montrai que j’avais écouté d’un signe léger, gardant pour moi mes pensées et mes questionnements. Ma louve s’était levée et était venue se coller contre ma jambe. Je lui donnait quelques caresses légères, continuant d’écouter, mes yeux verts posés sur mon visiteur. Peut-être cette impression de féminité qu'il dégageai autrefois était due à son âge encore jeune et allait disparaître complètement avec le temps. Milawin était-elle cet amour perdu auquel il songeait par le passé, d’après ce que j’avais deviné, déduit, ou peut-être imaginé ?
Will, mon ami, tu es trop curieux. Ce qu’on ne te dit pas, tu l’imagines. Comme un train change d’aiguillage, mes pensées suivirent un autre cours. Je ne savais toujours pas où logeait Haiko lorsqu’il n’était pas chez moi. Chez Mila ? Ou bien peut-être se déplaçait-il toujours régulièrement sans que l’on sache réellement où le trouver.
Je l’avais fait asseoir, lui ayant servi une tisane amère mais bonne pour la santé. Une fois nos mains réchauffées et nos tasses vides, il m’assura qu’il reviendrait, de mon côté je lui répétai qu’il était bienvenu, et de surcroît s’il ne savait pas où dormir. Ses mains vives se saisirent d’une écharpe noire, la marche de la porte d'entrée craqua, je posai ma main usée sur l’embrasure de la porte par laquelle il venait de sortir. A la lumière s’échappant de ma maison, je le vis rabattre sa capuche sur ses cheveux rasés. Ma louve le suivit quelques pas puis s’arrêta tandis qu’il était une fois de plus avalé par la nuit.